Article de Christophe Bys Chef de rubrique Économie+Entreprise
Aligner le délai de carence du public sur le privé comme le propose le gouvernement Barnier, la mesure a tout de l’évidence. Et pourtant elle ignore les nombreuses recherches qui montrent qu’en la matière le soi-disant « bon sens » n’est pas la solution. En effet, les dégâts du présentéisme doivent être intégrés à la décision.
L’introduction de jours de carences en cas d’arrêt maladie est un marqueur politique. Le problème est que les rapports disponibles en France sur lesquels s’appuient les élus et les gouvernements ne mesurent pas toutes les conséquences des jours de carence alors que les publications scientifiques sont pourtant nombreuses.
En première analyse, on peut se dire que l’introduction d’un ou plusieurs jours de carence permet des économies et réduit le nombre de jours d’absences pour maladie. Mais une telle évaluation des économies réalisables est particulièrement sommaire. L’amendement soutenu par le gouvernement proposé en novembre 2024 à l’Assemblée nationale visant à fixer à 3 jours le délai de carence des fonctionnaires justifie ainsi la mesure : « cet amendement prévoit d’aligner le délai de carence dans la fonction publique sur le secteur privé, actuellement fixé à trois jours. Cette différence n’a aujourd’hui pas de justification crédible, alors que le coût des arrêts maladie des fonctionnaires pour l’État reste ces dernières années à des niveaux très élevés. Cette mesure, en plus de favoriser le travail et de limiter les courts arrêts, dégagerait 300 millions d’euros par an d’économies selon l’IGAS et l’IGF ».
Des rapports incomplets
Or, ce rapport n’essaie pas d’évaluer les effets négatifs de la mesure. Il en est de même pour la Cour des comptes qui chiffrait en mai 2024 les économies possibles si l’on allongeait le délai de carence, cette fois pour tous les salariés du privé (de 3 à 7 jours). Les impacts négatifs ne sont pas abordés et les magistrats se bornent à signaler que les économies possibles sont estimées « sous l’hypothèse de comportements inchangés ».
O
r, une étude réalisée par l’Insee a montré les ajustements à court terme des fonctionnaires aux nouvelles règles en vigueur entre 2012 et 2014 (le jour de carence s’impose). La prévalence d’arrêts courts diminue, alors que la prévalence d’arrêts longs augmente neutralisant l’effet attendu. Dans l’éducation nationale, une autre étude de l’Insee constate en revanche une réduction de 23 % du nombre d’arrêts et de 6 % du nombre de journées. Dans quelle mesure les comportements changeront-ils en passant de 1 à 3 jours de carence ?
L’impact d’un management bienveillant
Les effets du jour de carence ne peuvent pas être mesurés seulement à court terme. Une recherche menée dans 21 pays européens montre que la générosité en matière d’arrêts maladie n’est pas synonyme de hausse des arrêts maladie. Les politiques restrictives peuvent, in fine, augmenter les absences. Ce paradoxe a été mis en évidence en France. Dans les entreprises qui sont les plus généreuses en n’appliquant aucun jour de carence, les salariés « n’ont pas de probabilité plus élevée d’avoir un arrêt dans l’année, mais ont des durées totales d’arrêt maladie significativement plus courtes » (en moyenne 3 jours de moins).
On explique de plusieurs manières ce paradoxe apparent : les employés pénalisés pour les arrêts de brève durée compensent avec des arrêts plus longs, le management des firmes appliquant le droit commun est moins bienveillant ce qui génère insatisfaction, dégradation des conditions de travail et maladies. Enfin, les salariés en venant travailler malades détériorent non seulement leur santé mais aussi celle des autres. Leur performance au travail baisse inévitablement comme celle de leur organisation. Qu’est-ce qui coûte le plus cher à moyen et long terme : payer des salariés pour qu’ils restent chez eux ou les inciter à travailler en étant malades ?
La nuisible culture du présentéisme
Dans un document de travail consacré aux effets du jour de carence au sein du ministère d’Éducation nationale, l’Insee évoque une question n’étant pas traitée dans le document : « la productivité individuelle et collective » ou la performance des élèves avec ou sans jour de carence. Il peut s’agir des gains de performance lorsque les absences de courte durée sont réduites mais aussi du présentéisme. Quelle est la productivité ou la qualité de travail des agents malades qui font acte de présence au lieu d’être absent ou celle des organisations dans lesquelles ils travaillent ? Selon les pays, entre 30 et 90 % des salariés sont allés travailler malades au moins un jour dans l’année, c’est 42 % en Europe et 62 % en France en 2015 selon la Dares.
Les travaux scientifiques établissent une corrélation entre présentéisme et baisse de la productivité. C’est ce qui ressort d’une méta-analyse de 109 articles. Non seulement la productivité baisse mais aussi l’implication affective, l’engagement et la satisfaction des salariés. Ce sujet a été très étudié dans d’autres pays mais très peu en France. Du reste, si la Dares s’est intéressée aux raisons du présentéisme, elle n’a pas traité ses conséquences.
En outre, le présentéisme peut aussi se révéler catastrophique dans des emplois qui supposent un bon état de santé pour éviter de graves erreurs par exemple pour conduire un train ou un taxi, travailler à l’hôpital, ou encore être gardien de prison. Le présentéisme aggrave aussi le stress des employés concernés, dégrade leur santé mentale : ils sont plus déprimés et anxieux. Il détériore le climat dans les équipes de travail ainsi que parfois la sécurité des collègues.
Un impact encore mal connu sur la santé
Dans son document de travail de 2023, l’Insee s’est penché sur une autre conséquence du présentéisme qui est l’état de santé des salariés et les problèmes de contagion (grippe, gastro-entérite). Les auteurs ne peuvent « exclure complètement l’existence d’un effet à court terme du jour de carence sur la santé et le recours aux soins » mais le trouvent négligeable. Les auteurs ajoutent que « des données complémentaires seraient nécessaires pour évaluer l’effet de cette mesure sur la santé à plus long terme ». En effet, c’est sur le long terme que les effets sur la santé doivent être mesurés. Ainsi, cette étude qui porte sur la période 2007-2019 ne permet pas de savoir quel effet le maintien du jour de carence aurait provoqué sur la propagation de la pandémie alors que le système de santé était en tension en 2020. Pendant la crise du Covid, les jours de carence ont été suspendus pour tous pendant plusieurs mois pour éviter la propagation du coronavirus. Fallait-il alors inciter les employés à venir travailler ? Si le risque de contagion n’existait pas, pourquoi une telle décision a-t-elle été prise ?
Plusieurs publications scientifiques montrent que le présentéisme dégrade l’état de santé des salariés en raison notamment des contagions et du mal être au travail pouvant déprimer les employés. Le présentéisme constitue un facteur de risque de maladie pour les employés qui le pratiquent.
Aux États-Unis, plusieurs villes et états ont introduit ces dernières années une indemnisation obligatoire des arrêts maladie. En réduisant le présentéisme, cette démarche est bénéfique pour les firmes en termes de productivité du travail et de profits. Une méta-analyse de 42 recherches confirme ce facteur de performance pour les entreprises. Prendre en charge les arrêts maladie génère satisfaction du personnel, fidélisation, baisse des accidents de travail et des contagions, amélioration de la performance des firmes.
L’enjeu d’attractivité
À la suite du rapport de l’IGF et de l’IGAS de juillet 2024, l’inspection générale alerte en septembre 2024 en ces termes : « La mission souligne que les mesures qu’elle propose pour réduire l’absentéisme et qui reposent sur les leviers liés à la rémunération des agents absents pour raison de santé ont vocation à être appréhendées par les décideurs au regard des enjeux d’attractivité de la fonction publique, d’acceptabilité pour les agents publics et d’équité avec le secteur privé ». Le rapport n’est pas plus précis sur ces questions.
La fonction publique connaît une crise d’attractivité et le niveau de rémunération est un élément clef des difficultés de recrutement d’une fonction publique en concurrence avec le secteur privé. L’évolution comparée des salaires du privé et du public montre un décrochage de la fonction publique. Et le gouvernement a mis un terme cette année à la garantie individuelle de pouvoir d’achat qui compensait partiellement le gel du point d’indice. Dans ce contexte, quel sera l’impact des jours de carence sur la baisse du niveau de traitement des agents publics ?
L’équité perçue
L’allongement du délai de carence est justifié par l’écart d’absences public-privé. Ce n’est pas si simple.
Dans leur rapport, l’IGF et l’IGAS montrent que si l’on tient compte notamment du sexe, de l’âge des personnes ou encore de leur qualification et type de contrat alors la différence entre le nombre de jours d’absence du privé et du public n’existe plus pour la fonction publique de l’état et la fonction publique hospitalière. Ce n’est que pour la territoriale que la différence demeure, bien que réduite de plus de la moitié. On pénalise donc des agents publics (Hôpitaux, état) soit les 2/3 des fonctionnaires qui ne sont pas plus absents que leurs homologues du privé. D’autre part, la chasse aux absences de courte durée pénalise tous les salariés, y compris ceux qui sont absents pour de sérieux problèmes de santé.
En outre, le ministre de la Fonction publique annonçait vouloir procéder « comme dans le privé ». En réalité, les 2/3 des employés du privé ont leurs jours de carence pris en charge par leur employeur et c’est80 % dans les établissements de plus de 250 salariés. Pour un cadre du public, la comparaison avec son homologue du privé est éclairante puisque 82 % des cadres du privé n’ont aucun jour de carence. La fonction publique s’aligne en réalité sur les PME. Or, si les règles sont perçues comme inéquitables, les personnels se désengagent.
La France est décidément en retard dans l’adoption de démarches dites d’Evidence-Based Policy Making et d’Evidence-Based Management.