En France, le taux de turnover a atteint 15 % en 2023, avec des pics à plus de 20 % dans certains secteurs. Dans ce contexte, le salaire émotionnel — longtemps relégué au rang de concept flou ou cantonné aux entreprises “à mission” — s’impose peu à peu comme un levier stratégique des politiques RH.
Il regroupe tous les éléments non financiers qui nourrissent le vécu professionnel d’un salarié : qualité managériale, sécurité psychologique, ambiance de travail, autonomie, perspectives d’évolution… Autant de facteurs invisibles sur la fiche de paie, mais déterminants dans l’engagement. Pourquoi et comment les valoriser dans sa politique de rémunération ?
Le salaire émotionnel : pourquoi s’en préoccuper ?
Alors que les entreprises multiplient les efforts pour attirer et retenir les talents, les leviers classiques (bonus, primes…) montrent leurs limites. Selon le baromètre Gallup 2025, seuls 8 % des salariés français se disent pleinement engagés dans leur travail. Un chiffre édifiant qui souligne l’ampleur du désengagement structurel. En quoi le salaire émotionnel peut-il jouer dans l’équation de la motivation ?
- Les travaux de Frederick Herzberg, psychologue américain spécialisé en management, ont mis en lumière dans les années 1960 la distinction entre facteurs d’hygiène (comme le salaire) et facteurs de motivation (comme la reconnaissance ou l’autonomie). Selon sa théorie des deux facteurs, un bon salaire ou une voiture de fonction évitent les frustrations, mais ne suffisent pas à générer un engagement durable. Ce sont les marques de reconnaissance, les possibilités d’évolution, l’autonomie accordée, qui déclenchent un investissement sincère dans le travail.
- De leur côté, Edward Deci et Richard Ryan, professeurs de psychologie à l’Université de Rochester, ont développé la théorie de l’autodétermination. Leur vision ? La motivation autonome — c’est-à-dire celle qui émane de l’individu et non d’une contrainte externe — repose sur trois besoins psychologiques fondamentaux : l’autonomie, la compétence et le lien social. Autant de dimensions que le salaire émotionnel vient nourrir, à condition d’être pensé comme un outil structurant de l’organisation, et non comme un gadget ou une politique salariale cosmétique.
C’est tout l’enjeu de la rétribution globale, un cadre que défend Sofia Sefrioui, experte en stratégie RH, rémunération et gouvernance chez Harold Consulting : « Il s’agit d’englober tout ce que le salarié reçoit en retour de son travail. En plus du salaire et des avantages, il y a la reconnaissance, la formation, l’évolution, la sécurité de l’emploi, les relations avec les collègues… Autant d’éléments qui entrent en ligne de compte dans la satisfaction professionnelle. » Elle observe également un basculement dans les attentes des collaborateurs : « Le rapport au pécuniaire n’a pas disparu, mais d’autres dimensions viennent aujourd’hui fortement engager les salariés. Le fait d’être fier de son entreprise devient central. Les collaborateurs veulent du sens, des valeurs, de l’utilité. »
De l’implicite au tangible : 6 leviers pour valoriser le salaire émotionnel
Sofia Sefrioui encourage les entreprises à expliciter tous les aspects de la culture d’entreprise : « Il y a des organisations qui ne sont pas les plus compétitives en matière de salaire, mais qui offrent des possibilités d’évolution, un environnement de travail agréable, une vraie politique de formation. Et ça change la donne en termes de recrutement ou fidélisation », souligne-t-elle. Encore faut-il structurer ce message et l’outiller.
Le Bilan Social Individuel (BSI) est un outil qui permet de rendre visibles toutes les composantes de la rémunération : avantages, formation, parentalité, etc. Il contribue à réconcilier la perception des salariés avec la réalité des dispositifs. C’est aussi un outil de reconnaissance implicite. « Je me souviens d’un cas où les salariés se disaient mal payés. Une fois qu’on a mis en place un BSI avec tous les éléments valorisés en équivalent monétaire, leur regard a totalement changé », raconte Sofia Sefrioui. Le BSI digital peut aussi intégrer des aspects organisationnels et en lien avec la Qualité de Vie et des Conditions de Travail (QVCT), comme la flexibilité des horaires, le télétravail ou encore le management. Autant de dimensions du salaire émotionnel qui, une fois rendues tangibles, contribuent à une perception plus juste et valorisante de l’environnement de travail.
Valoriser le salaire émotionnel commence dès le processus de recrutement. Il s’agit de mettre en lumière ce que l’entreprise offre au-delà du simple brut annuel. Chez Lucca, chaque candidat se voit poser la question : « Combien vaux-tu ? », amorçant ainsi une discussion transparente sur le package, les grilles salariales (100 % publiques) et les perspectives d’évolution.
« Ce n’est pas un tabou, ni en interne ni en externe. Nous partageons notre grille pour montrer où se situe le poste, et comment le candidat peut évoluer dans un cadre prévisible et équitable », explique Mathieu Azar, chef de produit gamme avantages chez Lucca.Certaines entreprises vont encore plus loin en proposant un pré-BSI aussi appelé Welcome BSI dès la phase de recrutement. L’objectif : ne pas réduire l’offre à une ligne de salaire, mais valoriser l’ensemble de la rémunération dans toutes ses dimensions (avantages, perspectives, environnement de travail…), pour permettre au candidat de se projeter pleinement.
La rémunération émotionnelle n’a d’impact que si elle est visible, lisible et comprise. Chez Lucca, un document centralisé sur Notion recense l’ensemble des avantages offerts aux collaborateurs, régulièrement mis en lumière à travers des communications internes. Les managers, formés pour jouer un rôle actif, sont encouragés à identifier les moments de vie où un dispositif peut faire la différence (santé, parentalité, congés exceptionnels, etc.). « Cette stratégie permet d’articuler la gestion RH avec la vie personnelle des salariés et de renforcer la reconnaissance implicite », souligne Mathieu Azar.
Les besoins d’un salarié ne sont pas figés : ils évoluent avec l’âge, les responsabilités familiales ou les aspirations personnelles. Un célibataire de 28 ans n’a pas les mêmes attentes qu’un parent de trois enfants de 45 ans. « Il faut laisser à chacun et chacune la possibilité de puiser ce qui est pertinent à un moment donné », souligne Mathieu Azar. Sofia Sefrioui ajoute que le salaire émotionnel constitue également un levier d’équité et de fidélisation, à condition d’être pensé comme un socle évolutif, « non figé dans une logique unique pour tous, mais conçu pour accompagner la diversité des parcours ». Une logique qui rejoint la théorie de l’équité de John Stacey Adams : la perception de justice au travail repose sur la comparaison entre ce que chacun investit et ce qu’il reçoit, tout au long de sa trajectoire professionnelle.
Certains dispositifs permettent de matérialiser des formes d’attention de l’employeur qui, sans être directement salariales, améliorent la qualité de vie perçue. C’est le cas de Klaro, une plateforme qui aide les salariés à identifier les aides publiques et les avantages proposés par leur entreprise auxquels ils peuvent prétendre, en fonction de leur situation (parentalité, déménagement, séparation, proche aidance, etc.). L’outil croise plus de 2 200 dispositifs et propose un accompagnement personnalisé dans les démarches. « Le salarié découvre qu’il peut récupérer plusieurs centaines d’euros par mois, mais surtout, il ne se sent pas seul face à ses démarches », confie Gabrielle Sergent, cofondatrice de Klaro. Plus que de simples gains financiers, ce type de service valorise la prise en compte de la personne dans sa globalité, au-delà de son rôle professionnel.
Enfin, Sofia Sefrioui insiste sur le rôle croissant des collaborateurs ambassadeurs dans la valorisation de la rémunération globale. Plus que jamais, ce sont les salariés eux-mêmes qui, par leur présence sur LinkedIn ou lors d’événements, reflètent l’expérience vécue au sein de l’entreprise. « Les entreprises qui assument un discours authentique, qui laissent leurs salariés s’exprimer librement, construisent une image employeur bien plus attractive. Et elles acceptent aussi une part de lâcher-prise », observe-t-elle. Chez Lucca, cette dynamique repose sur la confiance et la cohérence, notamment via la cooptation. « Cette authenticité renforce la marque employeur de manière organique, en phase avec les attentes contemporaines », souligne Mathieu Azar.
Et si, demain, la vraie question n’était plus “combien tu gagnes”, mais “comment tu te sens au travail” ? Le salaire émotionnel ne se chiffre pas, mais il se ressent. Et il pourrait bien devenir un pilier du contrat de travail du futur.